Procès-verbal du banquet offert par M. et Mme Pitre Ganuchaud aux membres de la Société « le quintette et la Chorale du Mercredi » le samedi gras de l’année 1891
« Premier dîner de têtes. »
Le modeste dîner offert par le Sieur Poquelin de Molière à ces nobles invités fut, de tous points et de l’avis unanime, digne de la grande époque que le maître de la maison représentait. On peut croire que pour la composition du menu, le dit Poquelin s’inspira des souvenirs du festin royal auquel son auguste maître Louis XIV daigna le convier ; la partie liquide fut surtout, de la part de l’amphitryon, l’objet de soins assidus ; ce compte-rendu impartial aura à signaler, en temps voulu, les inconvénients de ce type de grand luxe de beuverie. Quant à l’amphitryonne, Mme Récamier, elle présida à ces agapes avec le charme et la grâce qui ont perpétué le souvenir de son nom à travers les âges.
Le dîner se passa fort gaîment ; il convient cependant de rappeler différents incidents, à la grande confusion de quelques convives exotiques. En première ligne, Jupiter, qui était descendu de l’Olympe en lâchant ses déesses pour venir passer démocratiquement son carnaval sur la terre, donne une triste idée de la Divinité Suprême. Il se permit l’émission de diverses théories subversives de tout ordre et de toute morale, manqua, à plusieurs reprises, de laisser choir dans son assiette sa couronne d’or et ses nobles cheveux blancs, égara dans les différents coins de l’appartement les foudres échappées de son tonnerre, et finit par mettre dans un plat, non pas ses pieds, mais une verrue vénérable qui ornait son front ridé par l’âge.
Deux honorables gentlemans, Mylord Oscar Décati, fils de la blonde Albion, et sir Buffalo bill, enfant de la libre Amérique, se livrèrent également à quelques discussions qui, sous l’influence du divin élixir de la Côte (près Cognac) dégénérèrent et prirent une allure quelque peu échevelée. L’honorable négociant de Chicago en perdit à plusieurs reprises ses blonds favoris, et fut obligé de recourir à l’aide de la domesticité pour réparer le système pileux de sa face rougeâtre.
Au milieu du festin, Colombine présenta à l’honorable société une bannière brodée par ses soins. Dans quelques mots brefs et bien sentis, elle rappela le passé glorieux que l’humble corporation avait déjà parcouru ; il manquait un signe de ralliement à cette glorieuse phalange pour la conduire à de nouveaux triomphes, ce palladium, le voici, créé de toutes pièces par un de ses sociétaires les plus actifs et les plus dévoués ; sous les plis de cet étendard, le quintette et la Chorale rivalisent de zèle et d’ardeur et marcheront de succès en succès. Ce speech est accueilli par les applaudissements réitérés, et c’est au milieu d’un véritable enthousiasme que la bannière est promenée en pompe triomphale autour de la table du festin.
À ce moment, sir Oscar, après avoir préalablement soudé son monocle dans son arcade sourcilière, remercie au nom de l’assemblée la charmante sociétaire qui a eu l’initiative de doter la corporation d’un emblème sacré et propose d’assurer le bon fonctionnement du quintette et de la Chorale par la constitution d’un bureau régulier, régi par des statuts. L’idée est adoptée aussitôt, et sont élus, pour l’année 1891 :
- Polichinelle (M. Voruz) président.
- Colombine (Mme Pelletier) présidente.
- Fou-tchin (M. Bougoüin) secrétaire.
Il est, de plus, décidé que chaque année le bureau sera renouvelé au cours d’un banquet solennel.
Ensuite, dame Justice, sollicitée de faire entendre la voix de la saine raison, se lève, et déclame avec l’ampleur et le talent d’un premier Président la pièce suivante :
Exorde de Petit-Jean en avocat de Carnaval
Petit-Jean
Messieurs, Mesdames, Qu’espérez-vous entendre en mon affublement ? Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement ! Messieurs, quand je regarde avec exactitude L’inconstance du monde et sa vicissitude Lorsque je vois, parmi tant d’hommes différents Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants. Quand je vois les Carnot, quand je vois leur fortune Quand je vois le soleil et quand je vois la lune, Quand je vois le Quintette au Président soumis, Rangé sous la bannière, en un groupe d’amis, Quand je vois les canons de l’usine Vorusse, Nous mériter l’honneur des mamours du Russe, Quand je vois le succès de 3 % nouveau Ouvrir au Jupin un horizon si beau ; Quand je vois la splendeur de ces blanches épaules Protégées tout l’hiver de l’âpre vent du Pôle Sous le drap souple et chaud Des rayons Ganuchaud ; Quand je vois de la Côte, la liqueur fantastique Donner à ses buveurs un entrain mirifique, Quand je vois le Japon…
Buffalo
Quand aura-t-il tout vu ?
Petit-Jean
Oh ! Pourquoi Buffalo m’a-t-il interrompu ? Je ne dirai plus rien……………
Cette tirade est vigoureusement applaudie, l’assemblée réclame l’auteur, et dame Thémis annonce que la pièce qu’elle vient d’avoir l’honneur de réciter devant la société est due à la collaboration de l’honorable Buffalo-bill, et d’un certain petit poëte nommé Racine.
Le banquet se termina par de nombreux et chaleureux toasts portés aux aimables maîtres de la maison, ainsi qu’à la partie féminine de la réunion sans oublier la bannière vénérée.
La soirée fut continuée par l’audition du répertoire varié de la Chorale et par des danses pleines d’entrain et de haulte gaîté. À un moment, Polichinelle se présenta avec une boîte sous le bras, suivi du Chinois qui portait des tuyaux de caoutchouc, au premier abord on crut que Polichinelle voulait montrer la lanterne magique, et que le Chinois venait de faire des réparations au gaz de l’appartement ; mais il n’en était rien, il s’agissait de fixer sur la plaque sensibilisée d’un appareil photographique le souvenir indestructible de cette remarquable soirée. Toute l’assemblée fut invitée à se grouper dans le salon et à prendre un air aimable et naturel, ne bougeons plus ! Vlan, c’est fait. Hélas, plus tard, au développement de l’épreuve ainsi obtenue, on put constater et suivre sur le vif les ravages apportés chez les vénérables convives par les fumées non des cigares, mais du jus doré extrait des ceps de la Champagne pouilleuse.
Au milieu du groupe, Jupiter, son tonnerre à la main, est affalé sur un divan et semble vouloir faire encore un discours, mais on sent qu’il ne pourrait pas même entrouvrir son auguste bouche pour dire « pain ». À ses côtés, Mmes Récamier et Polichinelle, dignes et souriantes, le regardent d’un air de pitié et ont l’air de plaindre les habitants de l’Olympe d’avoir affaire à ce triste personnage ; les dieux s’en vont ! Hélas!… Derrière, deux groupes intéressants, l’un sir Oscar et Colombine en train de flirter, il est impossible de peindre sur le papier l’expression de ces deux personnages, voir l’épreuve ; l’autre groupe composé de sir bœuf à l’huile et de blonde artiste. Buffalo-bill ne laisse voir que son chapeau haute futaie et l’un de ses favoris, mais il doit conter quelque gaudriole yankee à sa partenaire, à voir l’air noble et dédaigneux dont celle-ci accueille ces déclarations d’outre-mer. À gauche, dame Thémis contemple d’un air majestueux le laisser-aller de ces citoyens de la race anglo-saxonne. À droite, Polichinelle se tient immobile, il doit avoir avalé sa pratique et ça n’a pas l’air de passer. Enfin, au premier plan, Molière a une attitude déplorable, il s’effondre dans sa collerette et se gratte la plante des pieds avec ce qui sert de mains, à ses côtés, le Chinois abruti par l’opium rêve de salade à l’huile de ricin et de nids d’hirondelles. Tel est l’ensemble du tableau, peu flatteur, mais exact.
Après la séance de photographie, les danses reprirent de plus belle et se prolongèrent jusqu’à une heure fort avancée. Enfin, les choses éternelles n’étant pas de ce monde, il fallut se séparer, les uns s’en allèrent avec leurs femmes, les autres seuls comme dans la chanson, mais tous avec un charmant souvenir de cette soirée et de l’amabilité de leurs hôtes.
Le Secrétaire Fou-Tchin.